Partir un jour sans retour ou l’amour à l’arrache

Préambule :

Sophie est avocate, Sophie a survécu au Covid, Sophie a quitté la France, et si tu veux savoir pourquoi, lis jusqu’au bout.

***

Je dois reconnaître que ce premier coup de fil de mon cher époux,

juste avant que je ne le rejoigne en Arménie, ne m’avait pas réjouie des masses. L’euphémisme est fort, tant ceux qui me connaissent savent mes colères homériques et passagères, j’étais dans un pétard du diable, fumant par tous les orifices, des visions d’instruments aussi légers que des masses d’arme à l’esprit, alors que mon cher et tendre m’annonçait fiévreusement « ma chérie j’ai loué un bar ». Oui amour de ma vie, tu as loué un local destiné à une exploitation commerciale alors que nous n’avions pas encore trouvé d’appartement où vivre, le sens des priorités dont tu m’honores m’ébahit tout bonnement et je ne suis pas encore certaine de l’ordre dans lequel je vais te buter sauvagement et divorcer de toi, peut être l’inverse serait il légalement plus satisfaisant, quoi que, je ne sais pas bien si j’aurais la foi d’attendre avant de te tarter à coups de tronçonneuse.

Toujours est il que le bar était loué, et que j’arrivais quelques semaines après la délicieuse nouvelle. 

Comme tout planning arménien, celui des travaux ne fut en retard que de 2 mois à peine, en vous passant les expressions candides du même époux « mais c’est fatiguant et long ! », sans déconner amour de moi, il faut tout refaire dans ton bouzin et je suis au bricolage ce que Mimie Matty est au basket ball, on va bien s’éclater, à n’en pas douter. Des litrons de peinture, bière, et boulons en tous genres plus tard, je dois bien reconnaître que le bar commençait à prendre forme, et une forme plutôt avenante et sympathique.

J’eus pu faire d’avantage confiance, la démerdance arménienne n’ayant pour limite que celle de la prévisibilité. Néanmoins en m’épousant il savait à quoi s’attendre, je n’ai jamais menti sur la marchandise, mon caractère de cochon constipé est un héritage précieux, je ne suis aimable qu’après avoir mangé et pris un bain, et bien rarement avant onze heures du matin. Les réclamations sont à adresser à mes ancêtres, nous sommes charmants mais bien mal embouchés. 

Ainsi le bar était prêt, ne rester qu’à mettre tout plein d’alcooliques dans le déni dedans, pour gagner de l’argent, objectif noble lorsque le super plan a un peu négligé que nous devions nous aussi manger et nous loger. Une paille, « ne t’inquiète pas mon amour » ronronnait mon toujours mari rempli de cette insubmersibilité toute caucasienne. Ses amis sont venus, mes quelques amis sont venus, mais entre deux soirées d’ouverture, le bar manquait beaucoup d’organisation, et cruellement de clients. L’organisation étant un concept que nul envahisseur ne saurait imposer à l’Arménie, je m’attaquais à la tâche de faire venir le peuple dans notre établissement.

C’est alors qu’une compétence bien exploitée au cours de mes années en France, mais peu rentable jusqu’ici, me fut soudainement très utile : organiser des fêtes. Trouver des idées débiles, en tirer un jeu, un concept, ou une ambiance, remuer le tout, convaincre les autres que ça va être formidable, les inciter à picoler comme des plombiers polonais, ajouter des paillettes et se montrer aussi charmante, drôle et ivre qu’une bonne hôtesse devrait l’être. 

J’avais cependant moyennement confiance en mes capacités d’exportation, car il est une chose d’être vaguement marrante et de distraire ses amis, et une toute autre chose de se faire apprécier suffisamment par des inconnus pour qu’ils lâchent des billets de banque en échange de pas mal de boissons alcoolisés, de les amuser, de leur donner quelque chose qu’ils ne trouveront pas si facilement ailleurs, le loisir de discuter, d’oublier, de rire, et surtout, de ne pas s’ennuyer.  

J’ai donc humblement commencé à organiser des olympiades, puis des petits concerts, puis de plus gros concerts, puis une exposition, la Saint Patrick, la projection d’un match de rugby (semi échec, mais belle expérience), et de fil en aiguille, et en semaines, le planning des événements se remplissait gaiement, avec des ratés, des erreurs de calendrier, des luttes infinies pour faire venir un piano, du bordel, une jeune fille coincée dans les toilettes, une fuite d’eau massive, des notes contestées, quelques clients un peu chiants, plein de nouveaux amis, beaucoup de belles fêtes, et toujours plus d’idées. 

Un beau matin, ou plutôt après-midi, puisque nous vivons la nuit, sans y avoir réfléchi, je réalisais subitement que j’étais heureuse de la journée qui s’annonçait, enthousiaste à l’idée du travail à accomplir, et que je me plaisais finalement tout à fait dans cette nouvelle vie imprévue, chaotique, crevante et pleine de surprises. Soyons honnêtes, j’ai sacrifié dans l’opération une hygiène alimentaire déjà douteuse, des heures de sommeil décentes et pas mal d’activités annexes passionnantes, mais incompatibles avec un emploi du temps de noctambule, mes weeks ends, et globalement tout ce qui est censé constitué une vie adulte et équilibrée. Mes aïeux, pourtant, quelle aventure je vis et comme j’aime la conter.

Ainsi donc, en bonne vieille conne que je ne nie pas être, je vais dispenser un conseil qui vaut ce qu’il vaut : il faut parfois se lancer dans des plans foireux pour vivre des choses formidables, aucune biographie digne de ce nom n’ayant jamais commencé par « il obtenu ce poste de junior analyst dans cette grosse boite qui vendait des savonnettes, grâce auquel il obtint un prêt bancaire pour acheter un appartement dans lequel il crèverait sans doute, en couple avec cette personne qui l’ennuyait vaguement, mais ayant le mérite d’aimer faire le ménage et de ne pas le quitter ». Bien que je sois convaincue que beaucoup de junior analysts disposant des éléments susvisés soient parfaitement épanouis et heureux. Néanmoins, si vous pleurez sous la douche tous les matins et vous demandez si vous n’êtes pas l’être le plus inutile que la Terre ait engendré, il est temps d’entamer une thérapie et de trouver un plan B. La vie n’est pas censée être une souffrance, et péter les plombs n’est pas une preuve de faiblesse, mais de lucidité. 

Pour résumer, si vous avez envie de partir faire un truc qui ne vous correspond pas (de la randonnée en raquettes) dans un pays que vous ne savez pas situer sur une carte (l’Arménie), méfiez vous, vous allez peut être finir marié 3 fois à un guide de montagne velu et rigolo, à tenir un bar dans le mépris le plus total de vos 10 années d’études couronnées de diplômes sans rapport avec l’exercice. 

Et peut être même que vous en serez très heureux. 

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