Linguistique du supermarché

J+300 jours en terre inconnue. Vous commencez à prononcer le « bonjour » local suffisamment correctement pour ne pas donner l’impression que vous vous foutez de la gueule de votre interlocuteur tel un Michel Leeb sous coke (c’est parce qu’avant vous souriez en même temps, le sourire c’est menaçant en pays soviet). 

Vous n’arrivez toujours pas à esquiver les babouchka-papouilles. C’est à dire que le cérémonial de salutations est déjà aussi imprévisible que sophistiqué. Un câlin, un câlin et une tape à vous décrocher l’omoplate, un câlin et un bisou, un faux câlin et une poignée de main virile qui vous soude les doigts ensemble, et parfois tout cela en même temps. Mais les babouchkas s’en carrent le cul, elles font exactement ce qui leur plaît, et s’il leur plaît de vous pincer les joues en arrachant vos plombages et de vous papouiller les oreilles en vous étreignant avec toute la force déployée pour déplacer un tronc d’arbre, vous êtes prié de subir et de la boucler, de toute façon la babouchka ne bite pas un iota de votre sabir, et n’a pas pour habitude de solliciter le consentement de qui que ce soit. Légèrement asphyxié et incommodé par tant de contact humain, vous allez maintenant passer à table. Oui, il est n’importe quelle heure, again, la babouchka s’en tape, la cause qu’elle sert est de vous nourrir, et vous allez manger. Même si vous n’avez pas faim, pour ça il y a un verre de vodka, il est 10h30 du matin, ça ouvre l’appétit. 

Après l’erreur du Français poli qui vous a cloué au lit pendant une semaine de digestion douloureuse la première fois, vous avez compris qu’il ne faut JAMAIS finir son assiette, sinon elle se re-remplit. Autant de fois que vous finissez, la babouchka ressert. Vous avez bien tenté de mettre une serviette en papier sale dedans pour signifier que vous aviez les dents du fond qui baignent, peine perdue, le banquet cauchemardesque (mais savoureux) se reconstitue perpétuellement, vous transpirez beaucoup, votre verre de vodka aussi, vous avez des flashs aveuglants de scènes d’un Guillermo del Toro, et vous vous demandez si un être humain peut physiquement exploser sous la pression de son estomac. Vous êtes tombé dans une faille spatio temporelle, il est désormais 15h, ou peut être 18h30, vous ne savez plus. Les réserves de la cuisine semblent infinies, d’aucun disent que chaque babouchka peut nourrir l’armée française pendant 3 semaines, desserts compris.

Vous êtes fier, vous savez écrire votre nom dans l’alphabet unique et remarquablement plein de consonnes de votre terre d’adoption. Vos amis du cru vous encouragent avec cet enthousiasme mièvre que vous réserviez à ce gentil collègue Cotorep enfin capable de nouer ses lacets en toute autonomie. Eux parlent déjà 5 langues couramment, et savent construire une maison qui résiste aux tremblements de terre avec une pelle et trois palettes. Vous êtes leur expat-pet, ils vous promènent, vous empêchent de crever bêtement, et réparent votre chaudière défaillante avec un trombone. Vous êtes un gentil expat-pet, vous mangez avec enthousiasme (vous avez accepté votre futur bedaine arménienne, peut être que votre pilosité suivra), vous acceptez clopes et expéditions en montagne, en même temps, vous organes tombent en défaillance généralisée mais vous êtes plutôt réjoui (ou bourré, mystère) et n’en avez cure. 

Malgré tout, vous n’osez pas leur demander de vous accompagner pour affronter l’unique véritable défi qui moisit vos nuits, trouble votre transit, et peuple vos cauchemars. J’ai nommé les courses au supermarché. Chaque produit comporte des images pas du coup contractuelles, avec une paysanne ukrainienne, un chien et une montagne. Vous découvrez qu’on peut avoir 3 rayons de yahourts chelous, et pas l’ombre d’un lardon. Vous tentez des trucs dont le nom est indiqué dans 3 langues regroupant 10 000 locuteurs chacune, dont le bas slovène, que google trad ne reconnait pas. Vous bouffez plein d’aliments étranges en vous demandant s’il fallait les cuire ou les diluer dans 6 litres d’eau. Vous développez des obsessions chelous pour la bouffe de chez vous, de préférence un peu naze. Votre dernière en date : le Saint Môret. La gastronomie locale est délicieuse, mais il s’agit en l’occurrence de soigner votre mal du pays : vous êtes prêt à vendre votre cul à un bagnard russe pour ressentir à nouveau ce petit gout frais sur un pain qui n’est même pas une putain de baguette. Vous décidez d’agir avec méthode, et d’attaquer ce rayon avec des boîtes qui ressemblent un peu à votre graal, mais en très fluo.

Vos excursions dans le grand capital de la bouffe arménienne ressemblent souvent à une sorte de film indé Bulgaro-bosniaque, avec des néons très blancs, des caissières mutiques, des rayonnages vides, le tout par -20 degrés (c’est le mois de mars) avec de la disco-techno-raï arménien à pleine balle, en train de chercher une barre de réseau pour utiliser votre traducteur, parce c’est la 3e fois que vous venez en deux heures, chaque achat s’avérant plus catastrophique que le précédent. Après 7 barquettes de margarine qui sent le cheval, un machin qui ressemble à une éponge trempée dans du lait pas frais, et une vache qui rit géante parfumée à truc innommable (littéralement, c’est dégueulasse et vous ignorez ce que c’est), vous renoncez et achetez une boite de Philadelphia à 11 euros 50. Vous la mangez à la cuillère, c’est con, vous avez oublié le pain.

Et c’est même pas bon. 

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